La Francophonie dans tous ses états

L'Océan indien           Madagascar
Acharnée
Gad Bensalem, de son vrai nom Tokiniaina Rakotomanga
texte inédit
Comédien : Vinaya Sungkur

Combien sont-elles les « Monique » ?
Celles qui se terrent dans le silence
Celles qui ont fait l’île
Mais qui n’espèrent plus rien d’elle
Septuagénaires qui tutoient le siècle
Qui toisent le ciel
Sous le manguier de notre enfance

Elle est là La nôtre
Notre « Monique » à nous
La folle du village
La mascotte emblématique
Je regarde ses rides avec mes yeux d’enfant
Perché sur une branche
Une jeune et juteuse mangue à la main
Je plante mes dents dans la chair

Monique s’acharne
Sur les petites choses de la vie
Tant tout d’elle tient sur un fil
Elle s’affaire
Derrière sa machine à coudre « Singer »
Mais elle ne chante pas
Sa loupe en équilibre sur son petit nez pointu
Elle s’applique
Un fil et une aiguille
C’est l’ourlet de sa chance
La seule de la journée
Celle de mettre un bout de pain dans son panier
Le pouce et l’index droits sont donc à la manœuvre
Les autres doigts s’en lavent les mais
L’aiguille nargue son adversaire
En tournoyant fièrement entre le pouce et l’index gauches
L’aiguille est souveraine
La couturière est gladiatrice
C’est leur combat
Le match se joue ici
Le public est en suspens
La nature est comme morte
Les vivants retiennent leur souffle
Une sueur
Dévale la pente de l’arcade sourcilière de la guerrière
La goutte veut se suicider mais pas avant ce spectacle
La vieille s’acharne
Au bout de ce fil sa vie
Au bout de sa vie ce fil qui se faufile dans l’étroitesse du chas
Vie étriquée
Vue rétrécie
Elle n’est pas si vieille pourtant
Que valent vraiment soixante-dix ans ?
Rien

Un homme
Est là
Dans la cour
C’est un homme sans âge
Immobile dans cette cour sous le manguier de mon enfance
Il a des poches sous les yeux
Ses cernes rappellent que dans sa tête il court
Rattraper le temps perdu
Il fixe du regard la main de Monique sur la manivelle
Main frêle qui mouline
Pour
Oublier Le temps
Qui passe
Le sort
Qui s’acharne
Tuer le temps avant qu’il la tue elle
Ne pas se laisser faire
Même si

Au fond
Ni elle ni lui
N’y échapperont
Au bout du fil qui traverse l’aiguille
Il y a l’espoir
Celui de recoudre point par point les fissures du temps
Et celles de l’estomac
Un garrot à la souffrance

« Fous-nous la paix ! »
Crie-t-elle
Crie-t-il
Soudain

Je laisse échapper la mangue mure d’entre mes doigts
Un gros « splash »
Une grosse tache
Sur le tissu immaculé
Ourlet ruiné
Monique crie
Je quitte ma branche et je me bouche les oreilles
Monique crie mais je ne l’entends plus
L’homme me court après mais il est maigre et je suis svelte
L’homme s’écroule et Monique est veuve à nouveau
Je laisse le couple-fantôme derrière moi
Je deviens le petit fou du village
Je déambule dans les rues
De cet endroit désert où seules les mangues sont généreuses
Je suis un enfant
Un « Monique » en devenir
Ou plutôt son amant

Combien sommes-nous à errer
Sur le même chemin qu’Œdipe a jadis emprunté ?
Nous marchons sans être rois
Miséreux
Nous avançons de nos pas chancelants
Vers la dystopie inéluctable
D’une existence
Acharnée

Mes tissages sont tels que l’amitié y siège… Métier sans piège !

Gad Bensalem, de son vrai nom RAKOTOMANGA Tokiniaina, fait ses débuts dans le slam-poésie et le théâtre en 2009 à l’Ecole Normale Supérieure d’Antananarivo (Madagascar). En 2012, il intègre la Compagnie Miangaly Théâtre sous la direction de Christiane Ramanantsoa puis de Fela Razafiarison.

Installé dans la capitale malgache et plus récemment à La Réunion, il est très actif dans le réseau théâtral francophone tant au niveau régional (Afrique et Océan Indien) qu’international (France, Suisse et Belgique notamment). Auteur pour le théâtre, poète-slameur, metteur en scène et comédien, Gad Bensalem entre en collaboration avec la Compagnie Karanbolaz (compagnie conventionnée de l’île de La Réunion) à partir de 2017. Par la suite, le Centre Dramatique National de l’Océan Indien l’invite à travailler sur divers projets : La Ferme (Cie Miangaly Théâtre) en 2022 et L’Ile des Esclaves (Marivaux) en 2023.

Ayant une démarche artistique pluridisciplinaire, Gad Bensalem travaille de plus en plus avec des artistes plasticiens comme Joël Andrianomearisoa, fondateur de Hakanto Contemporary (Madagascar). Il développe aussi régulièrement des projets artistiques avec des jeunes compagnies comme la Cie Les Déboussolé.e.s (La Réunion) et la Cie Njël (France/Sénégal).

Ses textes « Aomby » et « Enfant » sont respectivement finaliste de la saison 2022 et lauréat de la saison 2024 du Prix RFI Théâtre.

Titre
Acharnée

Auteur
Gad Bensalem, de son vrai nom Tokiniaina Rakotomanga

Pays
Madagascar

Éditeur
texte inédit

Email
gadbensalem@gmail.com

Comédien
Vinaya Sungkur

L'Océan indien
Comores
Anguille sous roche (Ali Zamir)    
Amane, 2023 (Bachirou Mahamoud)    
Johanna pour toi, pour moi (Saindoune Ben Ali)    

Maurice
Ceux du large (poésie, recueil trilingue) (Ananda Devi)    
Langaz Kreol (Album Isi Laba, 2015) (Daniella Bastien)    
Misère, Atelier des Nomades (Davina Ittoo-Mohangoo)    
La saison des mots (Feu Vinod Rughoonundun)    
Tigann, la traversée d’une femme à contrevent (Melanie Pérès)    
Calendrier lacunaire (Michel Ducasse)    
Terres marronnes – la terre parle, Lepok Studio (Shakti Callikan)    
Rêve d’oiseau, Myrobolan l’arbre-forêt (Shenaz Patel)    

Mayotte
Amère (Nadjim Mchangama)    
Daïra pour la mer (Nassuf Djailani)    

Seychelles
SIPAY, Revue seychelloise de poésie, n°3 (Andréa Mounac)    
Extrait de SIPAY, Revue seychelloise de poésie, n°1 (Marie-Flora Nourrice)    

Madagascar
Tragédie cotonnale – Oppari du Lambamena (Ari Gautier)    
Mille naissances pour quelques morts, Encre et lumière, MBM, 2024 (Elie Ramanankavana)    
Acharnée (Gad Bensalem, de son vrai nom Tokiniaina Rakotomanga)    
La Voix, le loin (Jean-Luc Raharimanana)    
Amour, patrie et soupe de crabes, 2019 (Johary Ravaloson)    

La Réunion
Shemin Maniok, shemin galé, 2009 (Carpanin Marimoutou)    
Couronnées d’oiseaux, 2024 (Estelle Coppolani)    
Mettre bas la capitale (Jean-Louis Robert)    

Inde
Tragédie cotonnale – Oppari du Lambamena (Ari Gautier)    
L’iris et l’hibiscus (Yamouna David)    

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