J’en reviens pas. Ils ont fait disparaître la place. Derrière des grilles et sous du marbre. Une fontaine et des jets d’eau. J’en oublie les salutations et autres préliminaires. Miala tsiny. J’enlève le tsiny. Mes excuses à la volée : la forme peut être notre cage.
Je bondis de mon siège et sors de mon taxi. Antananarivo, la Ville-des-mille s’est éveillée à elle-même ici. Cette place semble imposer une retenue au pouvoir, une peur latente du feu qui à tout moment peut le consumer ; il semble que jamais ne s’éteindront les braises sous cette terre rouge. Nous sommes poussières ; armées de fer et d’eau, nous sommes cette terre rouge. Que la terre rouge ne brûle pas n’est pas un miracle, il n’y a que l’oubli du miracle. Tant que l’oiseau vole, on ne se pose pas de question. Qu’il soit privé d’ailes et on ne voit plus qu’un misérable affublé de nom d’oiseau.
Je longe la clôture je cherche les rêves qui animaient cette place. Il ne sera pas dit qu’on s’est laissé faire. Comme si vivre était juste accepter de mourir. Je regarde autour de moi. Les rizières remblayées se couvrent d’immeubles de verre, les immeubles de verre poussent dépassant en hauteur le palais d’antan, surgissent les têtes avides, les esprits en déliquescence, la peau carapace, les bras longs en pinces, la bouche des crocs, des fouza, des hommes-crabes, qui grouillent sur l’avenue de l’Indépendance, s’écrasant à qui mieux mieux, et se ruent vers l’hôtel de ville doré. Mes lèvres ne se desserrent pas. Je fouille le macadam, et voici que saille l’exigence à laquelle aspirent les poumons de la ville, les artères des bas-quartiers et mon orgueil de Hova, d’homme libre. Elle brise les dalles de marbre, explose les pompes, gerbe la merde, l’eau usée, l’eau sale de la corruption qui corrompt tout, cette mauvaiseté qui s’épand sur les choses et les êtres. Dresser un discours qui lie, un kabary, comme un barrage. Tresser les espoirs, les rires et les vies contre l’oubli contre l’ignorance la falsification. Je me sens une faim un orgueil insensé. Un désir qui élève vers le soleil.
Né en 1965 à Antananarivo, Johary Ravaloson étudie le droit à l’université de Paris 2-Assas puis soutient une thèse de Doctorat à La Réunion en 2002. Tout en écrivant, il pratique le droit et enseigne à La Réunion puis dans sa ville natale, avant de revenir en France et à la littérature. Il se consacre désormais à l’écriture et à la traduction.
Les éditions Dodo vole fondées avec son épouse Sophie Bazin souhaitent mettre en valeur les arts et les littératures du sud-ouest de l’océan Indien. La revue Lettres de Lémurie fondée en 2018 publie annuellement vingt-quatre auteurs de cette région, en français ou dans leurs langues avec une traduction française. Prix du roman insulaire et prix Ivoire en 2017 pour Vol à vif.
Auteur
Johary Ravaloson
Pays
Madagascar
Éditeur
Dodo Vole éditions
Comédien
Yannick Nayna