Longtemps, Myro a vécu sur l’ourlet d’une forêt.
Une forêt vaste, vivace, ondulante comme une cape d’étoffe verte et soyeuse.
Une forêt pleine de senteurs, de chuchotis, de froissements.
Une forêt de mousses secrètes et d’herbes rousses.
Une forêt où la lumière coule sur les cheveux des arbres, dans les fossettes tendres de leur feuillage.
Une forêt où le vent folâtre comme un enfant.
Chaque matin, dans cet entre-deux ouaté qui oscille entre sommeil et demi-réveil, Myro entend cette musique : la brise rose et bleue dans le grand acacia, comme l’eau qui se retire sur les galets dans un friselis de nacre. Puis la première tourterelle lance son roucoulis, un chant songeur et indolent qui fait entrer le jour doucement par les volets qui bâillent.
Le dimanche, c’est d’abord les notes légères des Quatre Saisons de Vivaldi qui réveillent Myro. C’est ainsi que ses parents célèbrent le temps libre du week-end. Allongée sur le dos, elle entrouvre lentement les paupières et regarde danser en rythme les arabesques de lumière que peignent au plafond les ramilles de l’arbre planté juste à côté de sa fenêtre. Chaque arbre a sa musique, chaque feuillage a sa danse.
Tous les jours, Myro se faufile à travers la forêt. Nul besoin de raison ou de prétexte. Elle sait juste que cela lui est nécessaire, comme manger ou dormir. Myro sait que la forêt n’est pas un décor. Elle sait que c’est de là que son être respire.
Un matin, Myro est saisie dans son sommeil par un grand bruit.
L’or du matin glisse entre les mailles fines des rideaux, mais l’acacia ne bruit pas de sa chanson soyeuse. Le son qui lui parvient est lourd, métallique, cassant. Myro court à la fenêtre. Des machines aux mâchoires implacables dévorent avec voracité tout ce qui se dresse sur leur passage, saisissant, abattant, massacrant. La forêt n’est que bris de branches, craquements d’os, fractures retentissantes. Les poumons dilatés, Myro voit les arbres qui éploient et tordent leurs bras, griffant l’air avant de tomber dans une plainte d’essieu qui grince. Toute la verticalité de la forêt est couchée au sol.
Après le fracas, il y a le silence.
Un faux silence qui porte en écho tout ce qui manque soudain au paysage troué. Là où était la forêt, il ne reste plus que le flanc rasé d’une bête qui agonise, dans la senteur âcre du bois supplicié.
Ce soir-là, Myro ne dort pas.
Personne n’a empêché le carnage.
Personne ne s’est opposé au saccage.
Personne.
Pas même elle.
Au matin, l’acacia n’a pas chanté.
Ni tourterelle, ni boulboul, ni serin, ni bengali, rien pour célébrer la montée du soleil.
Juste une lumière crue qui incendie les rideaux.
Myro se lève. Elle ouvre la porte. Dans l’ombre anéantie, l’air est suspendu. La brise flaire la terre et s’en détourne, comme dégoûtée. Et une onde brûlante monte de la terre. Alors Myro s’en va. Sans refermer la porte derrière elle, elle s’en va.
La francophonie; un espace fluide, mouvant, où la créativité se réinvente sans cesse
Journaliste et femme de lettres mauricienne, Shenaz Patel a publié quatre romans, dont le remarqué Silence des Chagos aux Éditions de L’Olivier – Le Seuil, des nouvelles, pièces de théâtre, BD historiques, traductions en créole et albums jeunesse, dont Rêve d’oiseau (L’Atelier des Nomades), Prix Saint Exupéry en 2021.
Fellow de l’International Writers Program, elle a agi en 2019 et 2020 comme mentor au sein du Women’s Creative Mentorship Program aux Etats Unis, et anime divers ateliers créatifs, notamment en direction des jeunes.
L’insularité, le féminin, les tensions, la quête du merveilleux, les espoirs et les révoltes de l’intime à l’épreuve du monde, parcourent son écriture.
Auteur
Shenaz Patel
Pays
Maurice
Éditeur
Atelier des nomades
http://www.atelierdesnomades.com
Email
shenazpatel@yahoo.com
Comédien
Geraldine Boulle